Paru dans la revue Esse no 29 été-automne 1996.
Chu malade kalisse!:   

Le corps moderne chez Henriette Valium.   
 

 
Elle s'appelle Valium et contrairement au sédatif du même nom, elle n'a rien d'endormant. Il s'agit vraisemblablement du bédéiste québécois qui a poussé son art vers les plus ultimes frontières, avant-gardiste dans le dessin, hardi dans la mise en page, suprêmement personnel dans les thèmes et le langage. Au Québec et en France, Henriette Valium est considérée par ses pairs et par le public comme un des grands noms de la bande dessinée underground.  
  
  
  

Le présent article n'a pas la prétention d'être exhaustif, d'ausculter dans le détail les dynamiques à l'oeuvre chez ce délirant bédéiste. Nous voulons plutôt, simplement, faire connaître son oeuvre et donner un aperçu de la place qu'elle accorde au corps humain dans ce qu'il a de faillible, de périssable et de mutatif, thématique omniprésente chez Valium.  
  

Il apparaîtra difficile ici, sinon utopique, de dresser une bibliographie rigoureuse de l'oeuvre de Valium. L'auteur lui-même ne peut fournir de grandes précisions chronologiques et son cv se révèle beaucoup plus amusant qu'utile; de plus, l'essentiel de ses auto-publications n'est pas enregistré auprès des institutions, ses autres oeuvres sont éparpillées dans plus d'une vingtaine de revues et fanzines européens, américains et québécois aux tirages les plus variés.  
  

Une chose semble sûre, sinon presque. Valium est née Patrick Henley en 1959. L'auteur est d'origine irlandaise mais a été élevé en français. En 1981, il édite son premier fanzine, Varjobine 14. Quelques temps plus tard, avec Normand Hamel, Thibaud de Corta et quelques autres, il crée la première mouture de la revue Iceberg. Dans cette revue, les bédéistes avaient décidé que les filles prendraient des pseudonymes de gars et vice-versa. De Corta devînt donc Violette Bristol et c'est Charlotte Béton (Hamel) qui baptisa Henley du maintenant légendaire pseudonyme Henriette Valium. C'est le début d'innombrables collaborations à des publications aux titres souvent évocateurs: Sortez la chienne!, Martien, Actuel, Stamp Axe, La monstrueuse, Hello Happy tax payers, Screw (revue de cul u.s.), Dirty Plotte, Crual & unusual punishment, etc. Son premier album solo, Milles rectums, c't'un album Valium! est édité à compte d'auteur en 1988. Au Québec, revues et fanzines de bd se l'arrachent et Valium a participé à beaucoup d'entre eux: Rectangle, Motel, Tchiiize, Bambou, Guillotine, Iceberg (deuxième version), d.j.a.b.e., Vidangeurs d'images, etc. Il fut mis à la porte de l'éphémère Titanic après 4 numéros.  
  

Valium produit depuis 15 ans. Qu'on l'aime ou non, qu'il nous soit indifférent, qu'importe. Son oeuvre  constitue un apport majeur à l'histoire de la bande dessinée.  

Par ailleurs, Henley (alias Valium) a travaillé à la revue L'Oeil Rechargeable comme illustrateur et graphiste. Il a collaboré aux pochettes de disques de Vent du Mont Scharr et de la compilation Lâchés lousses no 1. Valium est peintre mais aussi chanteur du groupe Valium et les Dépressifs.  
  

Dans l'image comme dans l'imaginaire, Valium est héritier de la bédé underground, celle qui dans les années '60, animée par la révolte, l'esprit d'expérimentation et un soupçon de substance illicite, a donné à cet art un souffle nouveau. Une des figures de proue de ce mouvement fut la revue Zap, avec des artistes comme S. Clay Wilson, Robert Williams, Rick Griffin (R.I.P.), Gilbert Shelton et l'incontournable Robert Crumb (qui rigolerait bien de savoir que son nom est dans le Robert). Valium citera Crumb à titre d'influence, mais aussi le belge Hergé, l'italien Jacovitti et le hollandais Willem.  Ce que Valium hérite aussi de l'underground, c'est la liberté: non pas le laisser-aller, mais plutôt une rigueur dans l'éclatement et l'expérimentation, sans oublier l'outrance, la provocation, le trop en général. Et pour ce qui est du trop, Valium est à la hauteur, (trop peut-être ?).  
  

Ce qui frappe en premier chez l'auteur, c'est l'immensité du dessin. Ses histoires sont géniales bien sûr, mais qu'est-ce que les français, qui l'adorent, peuvent comprendre de: «Un tube de tite crème de coconut pour te déloader l'os du pickle d'une cupp'el de kraîtte?(1) »; de «le déblondage de la moumoute enflé, le tit catin ouin ouin révélé, le banlieugole de sa Titinne qui se fait pété la fraise dedans la grosse carole fourré à la crème mononcle (2) »; de «Ce blob puant fesant ses usuels kri-kris, on avait eu faire des "choses sales" avec cela...(3)»? Français, Françaises, me recevez-vous 5 sur 5 ?  
  

Développer sur le dessin...  
  

À bien y penser, il n'y a pas que les francophones d'Outre-Amérique qui doivent froncer des hémisphères cérébraux...  
  

Traditionnellement, la bande dessinée est moins stricte envers la langue écrite que ne l'est le roman, par exemple, et c'est un phénomène encore plus marqué dans l'underground. Valium (alias Henley) utilise le joual, écrit au son, fait des fautes. (Nous le suspectons d'ailleurs d'avoir un bien meilleur français que ce qu'il ne veut le laisser croire.) Mais anarchiste, provocateur et ludique de surcroît, l'auteur triture le langage comme il le fait avec le dessin, promenant ses phrases sur une corde raide entre le sens et le non sens. Il y a là de l'humour et de la liberté, mais aussi du nihilisme, un constat d'impuissance devant la certitude de signifier dans une époque trouble où on ne croit plus à rien.  
  

La science médicale draîne son langage savant chez Valium, devenant un laboratoire, un lieu de mutations (et d'humour!) Il devient difficile de trouver chez l'auteur ce qui est réel de ce qui est de son invention. Avez-vous déjà entendu parler d'angiono-thracodo dermie? De testicules cervicales? Avec Valium, le mot sic prend tout ses sens...  
  

Revenons à ce fameux dessin, qui se passe de traduction, vomit le mot, comme disait l'autre, et nous saute dans l'oeil comme une bête féroce. Essentièlement noir et blanc, l'univers graphique de Valium est caractérisé par un mélange de lignes claires et de hachures et par l'utilisation de photos retouchées et dégénérées par des usages successifs de photocopieuse. Les cases s'envahissent les unes les autres et chacune d'entre elles foisonne à craquer de détails. Le monde Valium déborde: vivantes ou mortes, les matières y luttent pour conquérir chaque millimètre d'espace. C'est un chevauchement ininterrompu d'excroissances multiples dont les origines sont parfois indéfinissables, objets et personnages tendant à se rejoindre et à s'emmêler dans une copulation apocalyptique, les premiers prenant des allures vivantes, les seconds des allures de machines. À l'occasion, le lettrage des titres lui-même prend vie, Valium remplissant sa calligraphie de personnages et d'objets qui s'asujetissent aux formes des lettres. L'auteur est célèbre pour ces fameux "n" à l'envers. Anodin à première vue mais c'est le détail qui tue.  
  

Ce débordement textuel et visuel témoigne de la sursaturation de notre univers urbain: sentiment général d'asphyxie, d'étouffement; surpopulation, pollution, omniprésence et omnipotence des technologies. Un trop-plein qui donne finalement une nouvelle définition du vide, de l'enfer où nous surnageons.  

Pour ceux qui ne crachent pas sur l'absurde, le délire et le grotesque, le tout servi avec un poil (une touffe ?) de scatologie et un zeste de cruauté, l'oeuvre de Valium est extrêmement marrante, sinon pissante. Ses pastiches de Tintin (devenu Nitnit) sont légendaires. Son sens de l'excès et de la dérision ne cessent de nous surprendre, de nous faire rigoler. Avez entendu parlé de «l'homme anorexo-boulimique (donc normal!), à moitié maigre et à demi-obèse»? (4) Connaissez-vous «le bultâcre, cet anneau de vie de la conscience de soi magnétique qui n'existe pas?(5)»  Eh bien tout cela est «fait s'une gosse par Henriette Valium la reine crucifié de caca!(6)»  
  

Curieusement, malgré cet humour dévastateur, les thématiques principales de Valium sont le corps humain, la maladie et la mort.Sans doute ne faut-il pas s'en étonner, venant de la part d'un individu qui a successivement pris comme pseudonymes Professeur Plissure (m.d.) et Henriette Valium, dont un personnage se nomme le Docteur Lekron, dont 2 des derniers livres sont Maladies et The clinical visit. Sans parler de ses chansons intitulées "C'est un monstre, Infection, Des vivants, Chu malade, Ca va mal, Ultraviolets, 3 têtes, Moeurs.". Hypocondriaque, la mère Henriette?  
  

La matière première des aventures de Valium est donc la corporalité. Un corps dont les tabous (analité, sexualité, mortalité) sont mis en relief, bien sûr, underground oblige, mais aussi un corps passé à la loupe, au crible, sinon au blender de la science médicale, de l'épiderme jusqu'aux moindres ions. Le corps est la nouvelle mappemonde, explorée et surtout violée jusque dans son infiniment petit, qui est justement le champs opératoire des développements de la médecine. Proche parente du Big Brother, cette dernière est source de paranoïa. On dirait que la médecine invente les maladies. La recycrisse par exemple, «pulsation fictive à ravaler ce qui est mou(7).»  le S.E.F, «syndrôme de l'enflure foudroyante(8)», ou encore la main hallucinatoire, «tumeur maligne cancéreuse en forme de main tenue en place par photopolarisation intellectuelle(9)» Le corps désapareillé, l'individu identifié par un organe,,,  
  

Dans ce contexte, les expérimentateurs cinglés genre Allan Memorial Hospital(10) ont la part belle. Le récit de Valium Une histoire triste(11) aurait tout aussi bien pu s'intituler Docteur Mengele rencontre Aurore l'enfant martyre. Dans Primitive crétin, le Doc Lekron crée Chrtophe (sic), un robot homosexuel, avec «un mélangé des parties humaines, un chien mort et de la pâte gelée.» Après avoir abondamment déféqué sur Montréal, le robot sera mis hors d'état de nuire grâce à «un anus de plasti-peau magnétique et artificiel, auto-lavant et lubrificatif.» On le voit, l'humour n'est jamais très éloigné des phobies de l'auteur, sinon dans le dernier livre de Valium à être paru au moment d'écrire ces lignes, The clinical visit (12). Dans cette oeuvre où on guérit les tueurs en série, les hyperactifs et les noirs (?) le rire cède le pas au frisson. Malgré son dessin délirant, jamais Valium n'a paru aussi réaliste, sérieux, documentaire. Là où les phobies deviennent réalités.  
  

La maladie est aussi une métaphore des problèmes qui rongent le tissu social comme dans sa chanson Infection: «(...) séparez consciemment le bon du mauvais nettoyez lé rues protégez la société de tout ce qui y pue ou qui pourrait s'infecter(13)».  
  

Eh bien that's all folks. Au moment de terminer cet article, je suis conscient de n'avoir qu'effleuré le sujet. La lecture de quelques bouquins de psychanalyse style Anzieu (Le moi-peau) ou Kristeva (Soleil noir), par exemple, pourrait apporter plus d'éclairage sur la circulation de l'angoïsse et de l'imaginaire ayant trait au corps et à la science médicale chez Valium. D'autres aspects auraient également pu être évoqués, analysés: l'auto-représentation, la scatologie, les bandes sur Tintin, etc. J'espère tout au moins avoir donné à certains et à certaines le goût de connaître ou de redécouvrir cet auteur.  
  

Dans le pompeux Dictionnaire mondial de la bande dessinée, on ne parle pas de la Valium. Une gaffe parmi d'autres. Il a pourtant influencé certains auteurs français (qui ne sont pas le dico non plus). Le lacunaire La Bande dessinée au Québec, de Mira Falardeau, paru chez Boréal en 1994 ne donne pas non plus à cette chère Henriette le statut mérité. Ici, ce n'est pas tant dans le style de dessin que dans l'esprit et dans le modèle que Valium a influencé les auteurs, le modèle d'un créateur persévérant et profondément original, qui a réussi, à travers maintes galères, à faire reconnaître son immense talent en Europe et aux States.  
  

Ce qui est navrant avec Henriette Valium, c'est qu'aucun québécois ne se soit mouillé pour l'éditer et la distribuer convenablement. Extrêmement choquant. Quelle éducation, quels plaisirs refusés à nos kids des polyvalentes, de Saint-Eugène-de-Guigues jusqu'à Old-Harry!  Impossible de croire que, quelque part, ils n'y reconnaîtraient pas leur apocalyptique réalité, qu'ils ne puissent jouir de son sens de l'excès. Qu'est-ce que je donnerais pour voir leurs sourcils s'écarquiller devant ses dessins foqués, les entendre commenter ses histoires hallucinées!  
  
  

Denis Lord
  
  
  

  

à voir aussi:  

  • Le livre des curés malades


(1) in Tite pétakke chaude, d.j.a.b.e., Paje éditeur, collection Tordeuse d'Épinal, Montréal 1990, 56 pages  
(2) Maladies, Chacal Puant, France 1992 ou 1993. 76 pages.  
(3) in Primitive Crétin, Primitive Crétin, Montréal, 1993  
(4) in En veux-tu? En v'là!. Primitive Crétin.  
(5) in L'intol-guikou, Primitive Crétin.  
(6) in Primitive Crétin, Primitive Crétin  
(7), (8), (9) Maladies.  
(10) Avec le consentement du gouvernement canadien, la C.I.A. a expérimenté du LSD sur les patients de cet hopital montréalais, à leur insu, dans les années '50.  
(11) in Primitive Crétin.  
(12) The clinical visit, Chacal Puant, France 1995, 24 pages.  
(13) sur C'est un monstre par Valium et les Dépressifs, productions Phalinktus, Montréal 1992.  
  



Oeuvres disponibles de Valium  

Valium a participé à maintes publications en Europe, au Québec et aux États-Unis. Plusieurs d'entre elles sont maintenant introuvables. Voici une liste de ce qui est encore disponible soit dans les librairies spécialisées ou par envois postaux.  

BD

Kêkrapules: 100 pages de bande dessinée (anglais et français) avec des auteurs d'Amérique et d'Europe. Excellente intro à l'underground. Édité en 1993 au Québec par Mille Putois. De Valium, on retrouve Primitive Crétin plus quelques strips. Mandat postal de $7 à l'ordre de Simon Bossé, 564 Maple, Saint-Lambert, Montréal (Qc), J4P 2S7  

la PRISON ANALE des FRères ROUGES: éditions Mille Putois, collection Taureaux des îles, Saint-Lambert, 1993, 64 pages. L'auteur quitte momentanément la bande dessinée proprement dit pour une manière de rap à la Allo Police avec des gros titres, du dessin et du photomontage. Disponible en librairie ou envoyez $5 à Simon Bossé (adresse ci-haut). Aussi disponible en version sérigraphiée par l'auteur.  

Maladies: 5 courtes histoires toutes en vignettes narratives où Valium donne libre cours à ses phobies. Dans certaines librairies spécialisées ou envoyer chèque visé ou mandat-poste de $7 au nom de Patrick Henley, 8392 Foucher Mtl, H2P 2C1. N'oubliez pas l'adresse de retour!  

Mille rectums: le premier album de Valium, originalement paru en 1987, réédité et sérigraphié à compte d'auteur en 1997, dans un très grand format. 20$. On y trouve ses célèbres pastiches de Tintin.  

Primitive Crétin: Rétrospective 88/93, sérigraphiée par l'auteur, format géant, ce qui permet d'apprécier à sa juste valeur le dessin extrêmement fouillé. Format tête bêche anglais/ français, un peu inutile. Affiche en couleurs au milieu avec un plus un petit livret de délires graphiques de Paquito Bolino, pote français de Val. Attention, auteur au sommet de son art. Peut ne pas convenir aux enfants. Réédition en 1996 dans un format plus modeste, par l'éditeur alternatif américain Fantagraphics.  

The clinical visit: un peu comme Maladies sans l'humour et la défonce verbale. Librairies spécialisées, genre Danger, Marché noir (Mtl) ou Première Issue (Québec).  

Zero Zero, revue underground américaine, éditée à Seattle par Fantagraphics. Valium y participe occasionellement.  

Disques
C'est un monstre!: 10 chansons, paroles écrites et éructées par Valium himself! Excellent trash rock un peu speed même si Valium n'est pas un grand chanteur. Comprend un livret avec paroles et bd. Disponibles chez les mauvais disquaires ou chèque visé ou mandat-poste à Patrick Henley, même adresse que Maladies. Cassettes $10, compacts $20.  

Ultime Frontière: Valium + Paquito Bolino, alter eggroll français d'Henriette. «77 m. 30 sec. de saturation cosmique. L'album du chaos colonial. 21 titres mystiques catholiques. L'ultime fracas musical.» Compact (avec livret) $20, cassette $10. Disponible chez Patrick Henley. (voir ci-haut).